« UNE PRÉSENCE SCIENTIFIQUE FRANCOPHONE DANS LE NORD » : LE CENTRE D’ÉTUDES NORDIQUES SOUS LE DIRECTORAT DE LOUIS-EDMOND HAMELIN, 1961-1972

Le présent billet constitue la seconde partie d’une série de deux textes traitant de l’histoire du Centre d’études nordiques, de son contexte d’émergence à la fin du directorat de Louis-Edmond Hamelin.

Par Raphaël Pelletier, Université du Québec à Montréal

PARTIE 2

Le CEN à l’Institut de géographie de l’Université Laval

Dès sa fondation, l’objectif du centre est double, voire triple. Il s’agit à la fois de contribuer à l’avancement et la diffusion des connaissances sur les régions nordiques du Québec, de faciliter l’accès au matériel nécessaire à la tenue d’activités de recherche et, à terme, de permettre la mise en place d’infrastructures permanentes de recherche dans le nord du Québec (Grenier, 1961). Il est à noter que le plan initial prévoyait la mise sur pied d’infrastructures de recherches dans les environs de Fort Chimo, aujourd’hui Kuujjuaq.

Le caractère interdisciplinaire du Centre se reflète d’ailleurs dans la composition de sa direction : on retrouve un géographe (L.-E. Hamelin) à la présidence ainsi qu’un géologue (Robert Bergeron) à titre de secrétaire du conseil. À ce noyau se greffent biologistes, historiens, anthropologues et ethnobotanistes tels que Louis Lemieux, Fernand Grenier[1], M.-Adélard Tremblay et Jacques Rousseau (Tremblay, 1962). On peut également mentionner l’important travail de cartographie effectué par Marcel Trudel, historien de l’École de Laval.

Durant ses premières années d’existence, le CEN agit à titre de centre de coordination et d’information pour les chercheurs·ses s’intéressant aux questions nordiques. Il faudrait en effet attendre quelques années avant de pouvoir observer l’installation durable du centre dans les régions étudiées. De 1961 à 1967, un soutien considérable à l’organisation du travail de terrain effectué par des étudiant·e·s aux cycles supérieurs de différentes universités (par ex. Benoît Robitaille, Pierre Biays, Camille Roy, N. Drummond, Pierrette Désy, Michèle Bonenfant, etc.) s’ajoute aux services de documentation, d’information et d’édition – créés dans l’optique de favoriser production et la diffusion de travaux « de portée universelle » traitant des territoires nordiques de la Péninsule du Québec-Labrador (Hamelin, 1962). Cette période voit aussi naître des projets menés par des chercheurs·ses plus établis·e·s, surtout actifs·ves dans les domaines de la géomorphologie, de la biologie et de l’anthropologie (CEN, 1963 ; Hamelin, 1963, 1964).

Dans les deux cas, il s’agit de travaux s’intégrant à des domaines divers, allant des sciences physiques et biologiques (géomorphologie, géologie, biologie, botanique, limnologie, pédologie) aux études autochtones (archéologie, anthropologie, linguistique, etc.), passant par les études régionales et plus largement politiques (notamment sur la question frontalière entre le Québec et Terre-Neuve). Ce faisant, différents médiums sont mis à profit (articles, monographies, cartes, matériel audiovisuel) (Hamelin, 1964).

Au terme de ses quatre premières années d’activités, le Centre fédère déjà les travaux de 65 chercheurs·ses, témoignant par ailleurs du gain d’intérêt notable pour les questions nordiques si l’on compare l’« avant » et l’« après » 1961[2]. Lorsqu’on considère cette croissance dans la production et la diffusion de la recherche sur le nord, ainsi que l’encadrement fourni à cet effet, force est de constater qu’en cela, le CEN faisait en quelque sorte office d’institut et de fondation, pour reprendre l’expression de M.-Adélard Tremblay (1962) : « institut » par sa fonction intégrative et administrative de la recherche ; « fondation » par l’attribution de bourses d’études et de subventions de recherche.

Le plan décennal de 1967 et le déploiement de la recherche en Hudsonie

Permettant l’esquisse d’un programme de recherche générale, la coordination de la recherche chapeautée par le CEN ne fera que se préciser. En 1967, le centre adopte un plan décennal, véritable programme de recherche bénéficiant de ressources renouvelées. Par le fait même, c’est également l’espace géographique d’investigation qui est circonscrit. Celui-ci se concentre sur les côtes orientales de la baie d’Hudson, du sud de la baie James aux abords de l’île de Baffin, recouvrant une zone de plusieurs centaines de miles de longueur et quelques dizaines de largeur (voir carte 1), intégrant des environnements marins (mer et eaux douces), terrestres et atmosphériques servant de terrain de recherche pour les représentant·e·s des différentes disciplines (Hamelin et Cailleux, 1968). À cet effet, l’installation d’une première station de recherche à Poste-de-la-Baleine (Whapmagoostui-Kujjuuarapik) – et non à Fort Chimo (Kuujjuaq) comme le plan initial le prévoyait! –  facilitera la tenue de tels travaux et l’établissement du centre dans le Nord (Payette et Saulnier-Talbot, 2011).

Carte 1. Territoire étudié. Source : Hamelin et Cailleux, 1968 : 279.

L’objectif premier que formule un tel programme de recherche réside dans « le dégagement de schèmes définissant le meilleur degré d’habitabilité pour chacun des principaux milieux de la côte hudsonienne » (Hamelin et Cailleux, 1968 : 279). En parallèle, le plan décennal vise également la proposition de solutions aux « problèmes » spécifiques à l’Hudsonie, qu’ils soient « humains » (scolarisation des population locale, administration, économie régionale, etc.) ou « environnementaux » (gestion des écosystèmes, mise en valeur des secteurs naturels, etc.). À partir des installations de Poste-de-la-Baleine, une série d’inventaires systématiques et exhaustifs des milieux écologiques et sociaux sont dressés de manière à soutenir la recherche et l’élaboration de politiques, suivant ainsi l’une des lignes de pensée illustrant la trajectoire d’Hamelin. Celui-ci insistait sur la possibilité pour les intellectuels à « s’affairer dans deux champs majeurs d’activités, [soit] celui de chercher à établir la vérité [et] celui de rendre ses opérations utiles à autrui » (Hamelin, 2006 : 57).

En filigrane de la réorganisation de la recherche, c’est toute une conceptualisation de la place des différentes disciplines qui est expressément réaffirmée. On voit ainsi dans le programme même la formulation de catégories disciplinaires, à savoir les sciences de la terre (basée sur la géologie), les sciences biologiques (appliquées aux milieux terrestres, marins et lacustres) et les sciences humaines (basée sur l’anthropologie). Cette orientation multidisciplinaire, nous l’avons vu, constitue un vœu avoué, et ce, dès 1961. À cet effet, le géographe et historien Fernand Grenier, actif au sein du CEN, précisait que « l’éventail des questions auxquelles s’intéresse le Centre d’études nordiques est donc très large et met en cause toutes les disciplines scientifiques » (Grenier, 1961 : 124). Toutefois, comment s’articulait réellement le rapport entre ces différentes disciplines ? Travaillaient-elles en vase clos ou entretenaient-elles un véritable rapport de coordination donnant lieu à la production de recherche véritablement interdisciplinaire ? En définitive, l’enjeu de la cohabitation disciplinaire nous apparaît comme un filon de recherche fécond, tout particulièrement lorsque l’on considère le sort des sciences humaines au sein des structures du CEN à partir des années 1970 et plus particulièrement après le départ de Louis-Edmond Hamelin en 1972. C’est à une forme de désistement des sciences humaines et sociales que l’on assiste à partir de la fin des années 1970, désengagement qui se concrétise au cours des années 1980 avec à la réorientation franche du CEN vers les sciences naturelles (Payette dans Tremblay, 2011), fait qui se confirme notamment par l’étude des rapports annuels produits par le CEN au cours de cette décennie. S’ensuit également la création d’unités de recherches indépendantes (ex. le Groupe d’études inuit et circumpolaire en 1987) (Payette et Saulnier-Talbot, 2011).

***

L’émergence du Centre d’études nordiques près de deux décennies après la fin de la Seconde Guerre mondiale témoigne d’une époque marquée à la fois par un gain d’intérêt pour une région géographique jusque-là marginalisée dans l’exercice du pouvoir politique et par la construction d’un système universitaire – québécois, dans ce cas-ci – apte à développer la recherche et à former des chercheurs·ses. Sur ce plan, les années 1960 auront été charnières, menant à la multiplication des unités de recherches dédiées aux questions nordiques et qui s’ajoutent à un paysage institutionnel où l’on retrouvait déjà, outre le CEN, l’Arctic Institute of North America, le McGill Center for Northern Research et la McGill Subarctic Research Station. Dans ce contexte, on peut penser au Centre d’ingénierie nordique de l’École polytechnique de Montréal, fondé en 1970, ou encore au Centre de recherche sur le développement du Moyen-Nord, mis sur pied en 1971 et dont les bureaux s’installèrent à l’Université du Québec à Chicoutimi (Payette et Saulnier-Talbot, 2011). En définitive, le CEN aura participé activement, tout particulièrement sous le directorat de L.-E.  Hamelin, à un changement des mentalités en contribuant à faire « entrer le nord dans nos idées » (Hamelin, cité dans Harvey, 2011), et ce, tant dans l’espace scientifique que public.

[1] Fernand Grenier à la fois est historien et géographe de formation.

[2] « La fréquence de parution de ces textes nordiques « Lavallois » est assez intéressante à observer. Un seul en 1953 ; un autre en 1954 ; 2 en 1955 ; 8 en 1956 ; 7 en 1957 ; 6 en 1958 ; 7 en 1959 ; 10 en 1960 ; 13 en 1961 ; 19 en 1962, année de la fondation du Centre d’études nordiques ; 20 en 1963, y compris les rapports de recherche (inédits) ; 64 en 1964, dont 34 de recherches en cours, 9 rapports inédits et des notes de cours télévisés. » (Caron, 1964 : 97).

 

Références

Caron, Fabien (1964) « Statistiques de recherches nordiques au Centre d’études nordiques et à l’Institut de géographie de l’université Laval », Cahiers de géographie de Québec, 9, 17 (1964) : 96-97.

Centre d’études nordiques, Rapport annuel du Centre d’études nordiques (Sainte-Foy : Institut de géographie de l’Université Laval, 1963).

Grenier, Fernand (1961) « Un centre d’études nordiques à l’Université Laval », Cahiers de géographie de Québec 6 (11) : 124.

Hamelin, Louis Edmond et André Cailleux (1968) « L’Hudsonie, programme de recherches au Centres d’Études nordiques de l’université Laval », Cahiers de géographie de Québec, 12 (26): 277-282.

Hamelin, Louis-Edmond (1963) « Recherches du Centre d’études nordiques en 1962 », Cahiers de géographie de Québec 7 (14) : 235-236.

Hamelin, Louis-Edmond (1964) « Recherches et éditions au Centre d’études nordiques de l’Université Laval en 1963 », Cahiers de géographie de Québec 8 (16) : 264-267.

Hamelin, Louis-Edmond (2006) L’âme de la terre. Parcours d’un géographe, Montréal, Multimondes.

Harvey, Réginald (2011) « Louis-Edmond Hamelin, père de la nordicité », Le Devoir, 6 août.

Payette, Serge et Émilie Saulnier-Talbot (2011) « Un demi-siècle de recherche au Centre d’études nordiques : un défi de tous les instants », Écoscience 18 (3) : 171-181.

Tremblay M.-Adélard (1962) « Le Centre d’études nordiques de l’Université Laval », Recherches sociographiques 3 (3) : 371-373.

Tremblay, Geneviève (2011) « Cinq décennies d’aventures nordiques », Le Devoir, 6 août.

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