La prise de brevets dans le champ universitaire canadien, une pratique récente?
Par Maxime Colleret, Université du Québec à Montréal
Depuis l’adoption du Bayh-Dole Act en 1980 par le gouvernement étasunien – loi ayant facilité le brevetage des recherches financées par les organismes fédéraux aux États-Unis (Mowery et al, 2004) -, plusieurs travaux ont analysé les pratiques commerciales des institutions universitaires contemporaines. Celles-ci ont créé des bureaux de transfert technologique dans les années 1980, entre autres pour breveter les inventions de leurs chercheurs, allouer des licences d’exploitation et recueillir des fonds généralement réinvestis dans la recherche. C’est la montée de ce type d’activités entrepreneuriales qui a poussé les sociologues Sheila Slaughter et Larry Leslie (1997) à développer la notion de capitalisme académique au cours des années 1990; concept définissant les pratiques universitaires qui adoptent les normes du marché dans l’optique de sécuriser un financement externe.
Bien que ces travaux rendent raison de la logique marchande présente dans le champ universitaire, ils ont tendance à nier son historicité. En effet, en se concentrant sur la période post-1980, ils donnent parfois l’impression d’une rupture complète avec la période antérieure, souvent présentée comme l’âge d’or du désintérêt scientifique. De plus, ces travaux se concentrent généralement sur les institutions elles-mêmes, ce qui a pour résultat d’occulter les ambitions commerciales qu’entretenaient déjà (et entretiennent toujours) plusieurs membres du corps professoral avant les années 1980.
De fait, les activités de brevetage des professeurs (et donc la prise en compte de la valeur commerciale de leurs découvertes) précèdent les années 1980 de plus d’un siècle. Elles remontent au XIXe siècle, lorsque la mission d’enseignement des universités s’est doublée de celle de la recherche scientifique (Turner, 1971). Pensons à Louis Pasteur, célèbre savant français, qui grâce à ses brevets, créa en 1873 la Société des bières inaltérables qui lui rapporta 150 000 francs (Galvez-Behar, 2018). Le tout aussi célèbre savant britannique Lord Kelvin dénombrait quant à lui 70 brevets traitant d’objets aussi variés que les appareils de navigation maritime et les instruments de mesure en électricité (MacLeod, 2012).
Pasteur et Kelvin n’ont pas été les seuls à établir un lien entre les sphères académique et économique avant les années 1980. Au Canada, les brevets ont également été associés au travail de laboratoire, et ce, dès la première moitié du XXe siècle, au moment de l’institutionnalisation de la recherche dans les universités. Afin d’analyser cet état de fait, il faut toutefois détourner le regard des institutions pour le recentrer sur les individus. Cela s’avère bénéfique puisqu’à cette époque les principaux acteurs à exploiter les découvertes de laboratoire étaient généralement les chercheurs et leurs partenaires industriels, les autorités universitaires étant rarement intéressées par la valeur commerciale des recherches menées dans leur établissement.
À partir de la liste des professeurs d’université en science ayant été actifs de 1920 à 1960, nous avons été en mesure d’identifier dans l’Office européen des brevets 679 inventions brevetées entre 1920 et 1975 dont au moins un professeur canadien était l’inventeur (Figure 1). Contrairement aux études qui mettent l’accent sur la nouveauté des liens entre l’université et l’industrie (Gibbons et al., 1994 ; Etzkowitz et Leydesdorff, 1995), cette démarche montre que les professeurs canadiens étaient conscients de la valeur commerciale potentielle de leurs découvertes dès le début XXe siècle. En effet, plusieurs d’entre eux prenaient des mesures pour sécuriser leur propriété intellectuelle et la transférer à des entreprises qui espéraient la rentabiliser. Sur les 679 brevets identifiés, 327 étaient d’ailleurs détenus par des entreprises privées, ce qui met en lumière la relation de proximité qu’entretenaient bon nombre de professeurs avec le secteur industriel.
Figure 1. Brevets inventés et/ou détenus par des universitaires au Canada, 1920-1975*
À la lumière de la Figure 1, la croissance du nombre de brevets était importante avant la crise économique des années 1930, mais nettement plus prononcée après la Seconde Guerre mondiale. Cette évolution est en étroite relation avec l’augmentation du nombre de professeurs et la montée des activités de recherche dans tout le pays, elles-mêmes dues en partie à l’intérêt des gouvernements envers les avancées scientifiques et technologiques en contexte de guerre et à la croissance du financement public des universités. La croissance du brevetage universitaire peut aussi être liée à un contexte législatif et politique favorable, comme le suggère la création en 1948 de la Société canadienne de brevets et d’exploitation Limitée (SCBEL) par le gouvernement fédéral. Cette entité privée administra le brevetage des inventions issues des laboratoires gouvernementaux et de quelques universités jusqu’au début des années 1990 (Kretz, 2013).
À la lumière de ces résultats, il est possible d’affirmer que, déjà bien avant les années 1980, l’université ne correspondait pas à la « tour d’ivoire » que certains lui reprochent d’avoir été (et d’être encore). La logique de marché désormais omniprésente dans plusieurs institutions universitaires ne découlerait donc pas d’une rationalité absolument nouvelle au sein du monde académique, mais plutôt de la transition d’une pratique individuelle des chercheurs à une pratique institutionnelle des universités. Ces dernières étant désormais souvent les détentrices des brevets qui, autrefois, auraient appartenus aux chercheurs individuels et à leurs partenaires industriels.
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Ce court billet est issu d’un projet de recherche de plus grande envergure réalisé par Maxime Colleret et Yves Gingras.
*Il est à noter que la diminution drastique du nombre de brevets à partir des années 1970, illustrée dans la Figure 1, est une anomalie due à notre collecte de données. Comme nous avons recherché les brevets des professeurs engagés par une université canadienne entre 1920 et 1960 et vérifié s’ils avaient obtenu un brevet entre 1920 et 1975, nous avons certainement négligé plusieurs inventeurs engagés dans les années 1960. Cela s’avérait toutefois nécessaire afin de donner aux chercheurs engagés à la fin des années 1950 le temps d’obtenir leurs premiers brevets. Il est donc fort probable que le nombre de brevets ait continué de croître au cours des années 1970.
Andrew Kretz, “Inventions for Industry. Canadian Patents and Development Limited and the Commercialization of University Research in Canada,” Scientia Canadensis 36, no. 2, 2013, p. 1-36.
Christine MacLeod, « Reluctant Entrepreneurs : Patents and State Patronage in New Technosciences, circa 1870–1930 », Isis 103, 2012, p. 328–339.
David C. Mowery, Richard R. Nelson, Bhaven N. Sampat et Arvids A. Ziedonis, Ivory Tower and Industrial Innovation: University-Industry Technology Transfer Before and After the Bayh-Dole Act, Stanford, Stanford University Press, 2004.
Gabriel Galvez-Behar, « Louis Pasteur ou l’entreprise scientifique au temps du capitalisme industriel », Annales. Histoire, Sciences Sociales 73, no. 3 2018, p. 629-656.
Henry Etzkowitz et Loet Leydesdorff, « The Triple Helix, University-Industry-Government Relations: A Laboratory for Knowledge Based Economic Development », EASST Review, vol. 14, no. 1, 1995, p. 14-19.
Michael Gibbons et al., The New Production of Knowledge, Londres, Sage Publications, 1994.
Sheila Slaughter et Larry L. Leslie, Academic Capitalism: Politics, Policies and the Entrepreneurial University, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1997.
Steven Turner, « The Growth of Professorial Research in Prussia, 1818 to 1848: Causes and Context », Historical Studies in the Physical Sciences 3, 1971, p. 137-182.